« Mieux vaudrait laisser les gouvernements libres de tenter les politiques de leur choix »
Les peuples ont le droit de faire des erreurs: Selon l’économiste Jean Pisani-Ferry, l’Union européenne doit accepter les aspirations légitimes à des
La nouvelle coalition italienne a été élue sur un programme pour le moins risqué qui combine les baisses d’impôts promises par la Ligue aux petits entrepreneurs du Nord et les dépenses sociales promises par le Mouvement 5 Étoiles aux déshérités du Sud. Sur la base d’évaluations indépendantes, le total de ces engagements dépasserait les 100 milliards d’euros par an, soit plus de 6% du PIB. Pour un pays dont la dette publique dépasse déjà 130% du PIB, ce serait pour le moins aventureux.
Compte tenu de ses faibles marges de manœuvre, le gouvernement Conte a déjà commencé à réviser ses plans. Mais il y a peu de chances qu’il veuille le faire dans une mesure suffisante pour éviter l’infraction aux règles budgétaires européennes. Si les partis anti-système sont convaincus d’une chose, c’est qu’ils ne doivent pas jouer les élèves sages.
Il faut donc nous préparer à une épreuve de force entre ce que prescrivent les règles et ce qui a été promis au peuple, entre la légitimité du droit et celle du vote. Ce n’est pas la première fois. François Hollande en 2012 avait affirmé vouloir réviser le traité budgétaire, avant de se contenter d’un compromis sans contenu. Aléxis Tsípras en 2015 avait été élu sur un programme de changement radical, mais la dépendance financière de la Grèce a eu raison de sa résistance. Si la confrontation est cette fois probable, c’est d’abord que le climat politique a changé et ce qu’on appelle le populisme a le vent en poupe. Ensuite, il est difficile de plaider pour le statu quo dans un pays où le revenu par tête n’a pas augmenté depuis vingt ans. Enfin, l’Italie est un grand pays et ses dirigeants estiment disposer d’un pouvoir de négociation.
La stratégie économique de la coalition Ligue-Cinq Étoiles fait question. Certes l’Italie a besoin de croissance et non d’austérité, mais c’est moins un choc de demande qu’un choc d’offre qu’il faut lui administrer, moins une expansion keynésienne qu’un investissement dans les compétences et dans la gestion des entreprises, en vue de réveiller une productivité assoupie.
On saura bientôt quelles sont les vraies priorités de la nouvelle équipe. Mais quoi qu’il en soit, les peuples ont le droit de faire des erreurs. Et ils sont aujourd’hui d’autant plus enclins à faire usage de cette liberté que la réputation de compétence des partis traditionnels a été mise à bas par la crise financière globale et celle de la zone euro.
Quelles conséquences faut-il en tirer ? Dans l’immédiat, il faut aider l’Italie à sortir de ses problèmes par le haut, en s’attaquant à un dualisme qui voit coexister un réseau d’entreprises de premier niveau mondial et un tissu d’autres, plus petites, qui sont dangereusement en retard sur leurs homologues allemandes ou françaises. Les outils financiers européens disponibles peuvent être utilisés à cette fin, et le budget d’investissement dont il est question pour la zone euro trouvera vite à s’employer si l’on obtient un consensus pour le créer.
Mais il faut aussi réfléchir, pour l’avenir, aux règles du jeu communes. Depuis vingt ans, les institutions européennes jouent les maîtresses d’école avec les gouvernements : elles sermonnent, interdisent, complimentent et protègent. Au fil des ans, le système de surveillance budgétaire sur lequel elles s’appuient est devenu d’une complexité telle que seule une poignée de techniciens en maîtrisent les arcanes. À la manière de préfets apostoliques, eux seuls peuvent préciser ce qui est autorisé, toléré ou prohibé.
Tant qu’il y avait consensus sur les politiques souhaitables, ce paternalisme technocratique pouvait se défendre. Dans un contexte de révolte contre l’ordre économique établi, il est devenu politiquement dangereux. Un conflit avec Bruxelles sur l’application des règles du Pacte de stabilité offrirait à Matteo Salvini, le dirigeant de la Ligue, ou à tel ou tel autre eurosceptique européen, une occasion rêvée de transformer du plomb bureaucratique en or électoral.
Mieux vaudrait donc un système qui tienne la bride moins serrée aux États et, tant que les gouvernements peuvent convaincre des prêteurs de leur faire crédit, les laisse libres de tenter les politiques de leur choix. Cela suppose, évidemment, que ces prêteurs en supportent pleinement le risque, et n’attendent pas des pays partenaires qu’ils prennent demain ces dettes à leur charge. Il y a en effet deux régimes polaires dans une union monétaire : l’un qui combine discipline et solidarité collectives, dont l’aboutissement ultime est la garantie mutuelle des dettes ; et l’autre, qui repose davantage sur la responsabilité individuelle des États, dont la logique conduit à accepter dans des cas extrêmes la possibilité de faillites souveraines. Les conditions politiques auxquelles nous faisons face, durablement sans doute, conduisent à faire chemin vers le second.
Il ne s’agit pas de punir les gouvernements, ou de demander aux marchés de discipliner les électeurs, comme l’a maladroitement laissé entendre le Commissaire Öttinger. Il ne s’agit pas plus de confier la gestion des surendettements souverains à on-ne-sait quel mécanisme automatique. Mais il faut permettre aux gouvernements de prendre leurs risques, et en contrepartie les rendre davantage responsables leurs actes. Cela suppose de minimiser l’onde de choc potentielle d’une restructuration souveraine, en achevant la déconnexion entre banques et États (c’est-à-dire en menant à son terme l’union bancaire), et en mettant en place des filets de liquidité pour éviter à des États solvables d’être soumis aux foucades du marché.
Cela suppose enfin la plus grande clarté sur la préservation de la zone euro : plus celle-ci saura accommoder les disparités en son sein, plus elle sera capable de résoudre des crises souveraines, et plus elle sera à l’abri du danger d’une dislocation. Pousser les pays indisciplinés vers la sortie, ou simplement laisser faire, ce serait faire prendre à tous un risque de premier plan. Il nous faut une union monétaire plus souple, mais aussi plus résistante.